« Solotareff, Loulou et cie », journées du 25 et du 26 mai 2023

Particulièrement riches en événements, ces journées étaient consacrées à l’auteur-illustrateur Grégoire Solotareff, présent le premier jour : à une rencontre avec l’auteur, se sont ajoutées expositions, représentations théâtrales, bord de plateau et vernissage d’exposition.

Jeudi 25 mai

Après le mot de bienvenue, l’ouverture scientifique et les remerciements institutionnels, Julie Gallego et Vanessa Loubet-Poëtte, respectivement MCF en latin à l’Université Pau Pays de l’Adour, membre du laboratoire ALTER, et enseignante dans le second degré détachée à mi-temps à l’INSPE de Tarbes, membre associé au même laboratoire, ont procédé au compte-rendu des projets « Adaptations de Solotareff » et « Solotareff à l’école » qu’elles ont pilotés. Le premier projet présenté est né du travail des L2 Parcours Préparatoire au Professorat des Ecoles qui, au premier semestre, ont bénéficié de 20h de cours sur la littérature de jeunesse dispensés par Julie Gallego. L’objectif n’était pas seulement de lire les albums de Grégoire Solotareff, mais de se les approprier pour en faire une adaptation. Le travail des étudiants est projeté, montrant la variété des adaptations des étudiants : à partir de Loulou, ils ont notamment créé un livre à toucher, un livre dont tu es le héros, un jeu de « Qui est-ce ? » permettant de travailler sur les formes interrogatives et les textes descriptifs, des puzzles ou une adaptation en Langue des Signes Française. Au cours du semestre suivant, il leur était possible de travailler avec leurs adaptations au cours de leur stage, et il était possible aux tuteurs et tutrices d’intégrer le dispositif avec leurs classes : ils avaient la possibilité de travailler avec leurs élèves sur un ou des albums de Solotareff de manière totalement libre. A l’INSPE de Tarbes, les étudiants de M1 MEEF ont plus précisément travaillé sur la notion de mise en réseaux. Ils ont réalisé des affiches, exposées à la Bibliothèque Universitaire de l’UPPA, sur la sorcière, le genre policier, « Barbe bleue », les fées ou le symbole de la forêt pour ne citer qu’eux.

Grégoire Solotareff a ensuite répondu aux questions préparées par les étudiants sur des thématiques aussi variées que l’influence de son enfance sur ses choix d’auteur et d’éditeur ou son point de vue sur la création en solitaire et en collaboration, d’album ou de dessin animé. Après avoir évoqué son rapport à ses parents et à son enfance au Liban, l’auteur-illustrateur a développé l’idée que son désir de se diriger vers la littérature jeunesse trouvait son origine dans la proximité qu’il ressentait avec sa propre enfance, et avec ses enfants, pour lesquels il illustrait originellement les histoires qu’il racontait. Comme le faisait d’ailleurs sa propre mère, Olga Lecaye, avant de publier. Il a expliqué voir en cette proximité la qualité principale d’un auteur-illustrateur pour la jeunesse : être proche des émotions primaires, qui « prennent toute la place dans l’enfance », et « le dessin, [qui] rend plus proche des enfants » constituent pour lui un prérequis essentiel. Ce fut aussi l’occasion pour lui de répondre aux interrogations des étudiants quant à ses références littéraires, parmi lesquelles il cite les œuvres de Tomi Ungerer, et notamment les Trois Brigands, et Les Larmes de crocodile d’André François. Les questions préparées visaient aussi à l’interroger sur le personnage du loup, prégnant dans ses œuvres. Au-delà du personnage archétypal dans la littérature générale comme dans la littérature d’enfance, Grégoire Solotareff a expliqué à l’auditoire être intéressé par le caractère de l’animal, à la fois solitaire et social, et par son histoire : « son destin en tant qu’animal est terrible » et en faire l’inverse du personnage dont on a peur la nuit, dans un mouvement d’impertinence et de réhabilitation simultané, l’intéressait particulièrement. À l’occasion de ces questions posées directement par les groupes d’étudiants qui les avaient forgées, l’auteur a pu faire part aux nombreuses personnes présentes dans l’amphithéâtre de sa conception de la relation texte-image dans l’album : « Un album jeunesse, c’est d’abord des images, et le texte, c’est un support, surtout pour les parents. On peut presque dire que le texte, c’est l’illustration d’une image. Et l’idéal, c’est que quelques fois le texte et l’image se répondent. » Ce point a été le moment de bascule permettant d’aborder la thématique du travail en collaboration avec d’autres auteurs-illustrateurs, et il a d’abord pu faire part à la fois de son étonnement quant au travail très solitaire des auteurs, même lorsqu’ils appartiennent à une même maison d’édition, et de cette nécessité de la solitude qui permet de proposer un travail vraiment personnel, sans être influencé. Dans le cadre du travail de l’image fixe, il explique préférer donner ses textes à illustrer plutôt qu’illustrer les textes des autres : lorsqu’on donne ses textes à illustrer – il cite alors sa mère Olga Lecaye, sa sœur Nadja, ou Soledad Bravi –, « on est plus libre d’écrire ce qu’on ne se sent pas capable de dessiner ». Il prend alors l’exemple de Mitch, album pour lequel il désirait des traits graphiques dont il ne se sentait pas capable, et explique avoir soumis à sa sœur son projet de texte, la laissant libre d’accepter ou de refuser le travail d’illustration. D’autre part, « quand on fait les deux [écrire et dessiner], il y a un aller-retour entre le texte et l’image » intéressant aussi car le travail est alors sans cesse en progression, une page de texte ou un dessin pouvant influer sur le reste du travail de création.

L’après-midi fut l’occasion pour l’UPPA d’accueillir plus de 130 enfants, du cycle 1 au cycle 3, six classes de quatre écoles sises dans les Pyrénées-Atlantique, dans les Landes et le Gers, enfants qui ont travaillé sur les albums de Grégoire Solotareff dans le cadre du projet « Solotareff à l’école ». Ils ont pu assister gratuitement à une représentation de Loulou, par la compagnie « Chouette il pleut ! » et visiter la double exposition de la Bibliothèque Universitaire à laquelle ils ont contribué par leurs œuvres. Alors que Chiara Romero, PRCE à l’Université Grenoble Alpes, menait un entretien inédit de Grégoire Solotareff dans un studio spécialement décoré (entretien dont la vidéo est déjà disponible sur YouTube), les trois acteurs de la compagnie manipulaient deux marionnettes à l’effigie de Tom et de Loulou ou des instruments de musique pour mettre en scène l’album éponyme, alliant fidélité au texte de l’auteur, humour et clins d’œil marqués au cinéma, manipulation de marionnettes, théâtre d’ombre et chant. À l’issue de la seconde représentation, les étudiants ont ensuite pu profiter d’un bord plateau avec la compagnie théâtrale pendant que les enfants qui n’étaient pas tenus par des horaires de bus trop contraignants pouvaient procéder à une visite libre de l’exposition Loulou, par Carton Raisin, et voir les travaux des étudiants de l’UPPA, de l’INSPE de Tarbes et admirer leurs propres travaux mis en valeur sur un fond noir. Les PPPE Lettres qui avaient travaillé sur les albums ont eu l’occasion de participer à une séance de dédicace qui leur était réservée. La première journée s’est alors terminée par le vernissage officiel de l’exposition, en présence de Grégoire Solotareff.

Vendredi 26 mai

La seconde journée avait une vocation scientifique et donnait la parole à des chercheurs dont les communications étaient organisées selon deux axes : « pages et personnages » et « quand les albums prennent vie : Solotareff à l’écran ».

Axe 1. Pages et personnages

La première communication, « Monstres et cie : le masculin et le féminin dans l’œuvre de Nadja et Solotareff », était proposée par Anne Schneider, MCF en langue et littérature française à l’INSPE de Caen, et Marlène Fraterno, enseignante dans le second degré et PRAG à mi-temps à l’INSPE de Caen. Après avoir forgé une typologie des visages et des silhouettes monstrueuses dans l’œuvre de Grégoire Solotareff et l’œuvre de Nadja, les intervenantes proposaient de réfléchir à l’ambiguïté homme-animal comme moyen de penser à la place du monstre dans la société, à la monstruosité de la société elle-même ainsi qu’à l’intégration et/ou l’exclusion finale du monstre comme manière d’exprimer la défaite de la part monstrueuse selon les albums. Elles ont enfin invité l’auditoire à considérer les archétypes monstrueux familiaux pour penser l’expression individuelle des deux auteurs-illustrateurs, l’un davantage tourné vers la pensée de la communauté alors que l’autre semble poser plus souvent la question de la monstruosité féminine et maternelle.

La deuxième communication de Marlène Fraterno, intitulée « Quand Vladimir rencontre Orlok : lecture et culture de l’image dans les albums de Solotareff », posait la question de la place donnée à la culture de l’image fixe et mobile dans l’apprentissage de la lecture, c’est-à-dire de l’interprétation des albums de Grégoire Solotareff. Posant d’abord les grandes lignes de la notion de « lecture en réseaux » d’après le document d’accompagnement eduscol « Lire en réseaux » et les différentes interventions de Catherine Tauveron à ce sujet, l’enseignante proposait d’analyser les réseaux d’images chez l’auteur selon trois niveaux, dans tous les cas traces d’une intimité affirmée par l’auteur lui-même : un niveau très personnel, dans lequel l’œuvre de Grégoire Solotareff dialogue avec elle-même, un niveau d’enfance proximale dans lequel la culture intra-familiale trouve une place privilégiée, puis un niveau proche de l’anthologie artistique au prisme du sujet-lecteur qu’est l’auteur où grands de l’enfance, pionniers et grands classiques du cinéma et de la peinture se rencontrent et donnent corps et sens aux textes. Elle y défendait le fait que la projection intime de l’auteur et du lecteur, surtout dans le cadre du double lectorat adulte-enfant spécifique à la littérature écrite pour la jeunesse, confère au texte une partie de sa sémantique.

Audrey Grégorowicz, agrégée de Lettres Classiques en poste dans le second degré et chargée de cours en didactique des langues anciennes en MEEF 1 à l’UPPA, a ensuite proposé un travail didactique, non plus à partir des images, mais à partir des textes réunis dans La Vie secrète de la forêt. Auparavant enseignante pendant huit ans dans le premier degré, elle a conçu sa proposition à destination des élèves du cycle 3, et plus particulièrement du CM2. Dans sa communication intitulée « Le merveilleux du quotidien : « la vie secrète de la forêt » est comme la nôtre. Lecture et proposition didactique de La Vie secrète de la forêt de Grégoire Solotareff », elle a mis en voix plusieurs extraits et, par là, la merveilleuse banalité des habitants de la forêt, pas si éloignée de la banalité « affligeante » de deux lutins-adolescents qui hésitent à s’appeler pour ne rien dire parce qu’ils se plaisent. Elle a ensuite proposé, à partir des extraits choisis lus auparavant, des fiches mêlant un court questionnaire, toujours identique quels que soient les textes, suivi d’une interrogation unique, spécifique à chaque extrait et plus ouverte aux compétences interprétatives des élèves, les menant sur la voie du questionnement et de l’interprétation. Par un travail en groupe, ou selon une modalité cursive de lecture, elle a proposé via ces fiches de trouver l’équilibre délicat entre autonomie et accompagnement de la lecture en autonomie.

Axe 2. Quand les albums prennent vie

Dans un second temps, avec sa communication intitulée « Adaptations cinématographiques de Loulou », Johanna Tydecks, qui travaille en littérature générale et comparée à l’université de Mayence et à l’université de Bourgogne, a notamment proposé une grille de lecture des reconfigurations de la narratologie lorsque Loulou, sorti en 2003 au cinéma, est passé des pages à l’écran. Travaillant sur les réorganisations épisodiques et continues de la narration dans l’adaptation du livre d’images, elle a proposé de penser la nouvelle narratologie de Loulou au prisme de transformations imposées par le nouveau support filmique et comme au prisme des transformations non imposées mais désirées. Parmi ces reconfigurations possibles, elle a relevé l’ordre modifié, le choix de conserver seulement l’histoire cadre, le choix du préquel ou d’un séquel, le chevauchement d’épisodes, la structure en nacelle ou la structure basée sur les caractères, puis a proposé aux spectateurs d’analyser plusieurs épisodes du film d’animation selon ces principes.

C’est ensuite Stéphane Sanseverino, qui a composé la musique et les chansons de Loulou, la totalité de la bande originale de U, sorti au cinéma en 2006, et a prêté sa voix au personnage de Kulka Wéwé, qui s’est prêté à l’exercice des questions-réponses. Il a pu éclairer l’auditoire à la fois sur sa conception de la musique dans le cadre particulier de la création d’une bande-originale et sur le fonctionnement du doublage en préproduction. Comme pour Grégoire Solotareff, la question de la proximité à l’enfance a fait partie des points soulevés par le musicien, évoquant le rôle de ses enfants dans son désir de s’impliquer dans Loulou et dans U. Il a expliqué comment il a pensé musique et doublage à partir des storyboards, ce qui demandait un effort d’imagination mais laissait une grande liberté qu’il a appréciée alors qu’il n’avait pas à « coller », doubler des images définitivement déjà là.

Est ensuite venu le thème du son, travaillé un peu comme fiction radiophonique selon Vanessa Loubet-Poëtte dans son intervention intitulée « Une partition au service de l’imaginaire, le travail du son dans U ». Après avoir identifié des « sons territoires », comme des signatures auditives pour chaque territoire et chaque clan, ou des « sons transitoires » grâce auxquels la sensation de déplacement est induite par les sons, et particulièrement les sons sourds dans U, elle a analysé ce film comme la promesse d’une vie à l’unisson, dans laquelle la mélodie des flots ou le passage des sons hors-champ à l’image dans le champ créent un effet d’harmonie où tout se répond. Enfin, Roland Carrée, enseignant-chercheur en cinéma à l’École Supérieure des Arts Visuels (ÉSAV) de Marrakech et chercheur associé en cinéma au laboratoire LIMPACT de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, a clos ces journées par une intervention intitulée « Munuscules et Mujuscules : la lettre U dans tous ses états dans ». Partant de l’affirmation de Grégoire Solotareff lui-même quant aux larges possibilités humoristiques de ce nom, « U », Roland Carrée a relevé un certain nombre de jeux de mots, dans la bouche du polyglotte lézard Lazare (« I love U ») comme dans la bouche de la licorne-même qui se définit, non comme une unicorn, mais comme une « unique corne ». Il a ensuite fait état des différentes présences graphiques de la lettre « u », lune endiablée ou pont lorsqu’elle est renversée, lettre qui, comme la corne-cordon qui relie aux pertes et aux deuils, relie les mondes du château isolé et de la forêt. Enfin, il s’est interrogé quant à la présence de cette voyelle dans d’autres œuvres de l’auteur-illustrateur, tel l’emblématique I love U ! (2005) de Kimiko et Grégoire Solotareff, album qui dit toute l’intimité qui lie ce motif, cette lettre unique, à l’amour.

Marlène Fraterno

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