L’écriture de la migration

dans la littérature et le cinéma contemporain pour adultes et pour enfants

frontières, passages, errances et figures du tragique modernes

(CR du colloque à la fin de cette page)

21-22-23 novembre 2019

Université de Caen-Normandie, France

organisation : Anne Schneider, Magali Jeannin, Yann Calvet, Marie Cleren

Argument

(version pdf : colloque_ecritures_de_la_migration_-_univ_caen.pdf)

Les migrations massives de population, relayées par les médias, particulièrement depuis l’été 2016, sont devenues depuis une dizaine années un objet d’écriture à part entière du roman, de la poésie, du théâtre et du cinéma contemporains.

Marie Ndiaye dans le troisième récit de Trois femmes puissantes[1] raconte le destin de Khadidja, femme africaine migrante qui paye de façon tragique un voyage vers l’Europe  voué d’avance à l’échec au bout d’une lente dégradation de sa condition humaine ; Laurent Gaudé dans son roman Eldorado[2]questionne cette recherche sans fin d’un monde meilleur, par le biais de son héros, un capitaine de navire italien chargé d’intercepter les migrants qui remet en question son travail face à la réalité vécue par ces réfugiés. Les phrases poétiques de celui-ci scandent efficacement le reportage de Yolande Moreau sur la jungle de Calais[3], offrant un contraste saisissant entre l’évocation tragique d’une poétique de la migration en voix off, la réalité crue offerte par les images et les paroles révoltées des migrants eux-mêmes, comme si le croisement du fictionnel et du réalisme ne suffisait pas à rendre l’horreur de ce no man’s land — la jungle de Calais — occupé par des fantômes en attente d’une autre vie. Dans son roman A ce stade la nuit, Maylis de Kerangal[4] raconte sa découverte de l’horreur – le naufrage d’un navire avec trois cents personnes à bord à Lampedusa — nouvelle qu’elle entend à la radio et qui la hante au point d’imaginer chaque détail de ce meurtre de masse. Dans Tropique de la violence, Natacha Appanah[5] se penche sur Moïse, l’un de ces quatre mille mineurs isolés qui errent dans Mayotte, en proie à la violence et à l’absence d’identité.

La littérature de jeunesse, elle aussi, se fait l’écho de ces voix devenues symboles d’une enfance brisée : Lampedusa[6]La Traversée[7]Rage[8], Kinshasa Dreams[9], Refuges[10], sont des romans placés sous le signe des enfants réfugiés, tandis que Feuille de verre de Kebir Ammi[11] décrit les enfants des rues qui hantent Tanger, échoués dans cette ville comme des débris. La littérature de jeunesse, par les  romans, les albums et le théâtre pour la jeunesse  explore la figure du sans-papier[12] devenue symbole d’une démocratie en panne et idéologiquement contestable.

Au cinéma, la figure du migrant est omniprésente dans le cinéma américain de L’émigrant (Charlie, Chaplin, 1917) à The Immigrant (James Gray, 2013) en passant par America, America (Elia Kazan, 1963). Le cinéma européen, lui aussi confronté à différentes vagues migratoires interroge cette figure en l’associant souvent à la question de l’intégration de Toni (Jean Renoir, 1934) à Le Havre (Aki Kaurismäki, 2011) en passant par Welcome (Philippe Lioret, 2009) qui raconte la désobéissance civile mais humaniste d’un maître-nageur qui choisit de venir en aide à unsans-papiers. Si In this World (2012) du cinéaste anglais Michael Winterbottom montrait de manière âpre et dans un style de reportage le voyage tragique de deux jeunes Afghans vers l’Angleterre, le nouveau cinéma italien est lui aussi en prise avec la question migratoire avec des films comme Terraferma (Emanuele Crialese, 2012) dénonçant la réponse inappropriée de l’Etat face à la question migratoire.

Il convient donc de considérer cette présence du déplacé dans le roman et le cinéma contemporain, mais aussi en poésie ou au théâtre. Renouant par là avec une certaine tradition du roman réaliste du XIX, mais aussi du roman francophone qui s’est toujours penché sur la figure de l’exilé, de celui qui entre-deux, entre-deux culture, deux pays, deux langues, le roman contemporain décrit avec ses caractéristiques propres, dans une tension entre romanesque et réalisme, entre poétique et tragique, la migration, lieu même de la souffrance humaine, de la figure de l’effroi et de l’horreur. Comme si les reportages, la sémantique des discours politiques, les discours journalistiques ne suffisaient plus à décrire une réalité politiquement complexe, humainement coûteuse qui renvoie nos propres démocraties à leurs limites, le roman prend en charge par la fiction ce naufrage collectif, fondé sur les tensions entre Orient et Occident, la peur de l’autre – du côté de la Méditerranée.

En 2003, Le dernier Caravansérail (Odyssées) d’Ariane Mnouchkine ouvre une série de pièces consacrées à l’écriture de la migration. Cette vaste fresque en langue originaleoffre un panorama des lieux d’exil : terres natales, pays d’accueil ou points d’attente, comme le centre d’hébergement de Sangatte mis en place par la Croix-Rouge. Le théâtre du clandestin, qui occupe de plus en plus la scène européenne, revêt deux formes différentes. D’un côté, se développe un « théâtre-forum » qui permet aux principaux protagonistes de l’exil d’interpréter leurs propres rôles ; soutenus par des collectifs, les migrants jouent le voyage, la pauvreté, la solitude, et le rejet auxquels ils sont finalement confrontés. De l’autre, ce sont des dramaturges qui se font les porte-paroles des exilés et qui transposent sur scène ces épopées, à l’image de l’auteure espagnole Angélica Liddell (Et les Poissons partirent combattre les hommes, 2007), du Roumain Matéi Visniec(Migraaaants, 2016), des Italiens Erri de Luca (Le dernier Voyage de Sindbad, 2012), Lino Prosa (Trilogia del Naufragio, 2014) et Davide Enia (L’abisso, 2018). En France, Laurent Gaudé est, quant à lui, l’auteur d’un opéra écrit en 2012 pour une troupe de circassiens évoquant le périple d’un père et sa fille vers des mondes meilleurs et celui d’un immigré empruntant, lui, le chemin du retour. Cette année, les créations sont nombreuses et reflètent une préoccupation accrue des artistes pour le sort réservé aux migrants : Etat Frontière, écrit et monté par Christophe Tostain (Théâtre de Lisieux), Réfugié.e.s, mis en scène par Spark Cie (La Renaissance, Mondeville), Sous le Tarmac (correspondances d’aéroport) monté par la Compagnie Essentiel Ephémère (Salle Paul Garcin, Lyon), pour n’en citer que quelques-unes.Le théâtre des êtres clandestins, inspiré de milliers de témoignages, se situe à la lisière du « théâtre documentaire », pourtant les dramaturges ne se contentent pas d’y observer une série des situations malheureuses, ils nous livrent leur propre vision des choses, poétique ou ironiques, nous incitant à la réflexion ou à l’action.

Cependant, comme l’a rappelé Catherine Mazauric, dans Mobilités d’Afrique en Europe, Récits et figures de l’aventure[13], la figure du migrant peut renvoyer, certes, à celle d’un aventurier, dans la pure tradition du voyageur qui quitte tout pour une vie nouvelle, mais cette figure positive devient rapidement une figure dégradée, en proie au froid, à la faim, aux passeurs, aux dangers de la mer, à la police, aux marches forcées, bref, à cet élan vigoureux se substitue un élan mortifère où le migrant, tragédien des temps modernes est seulement placé sous le signe de la survie. Ainsi, l’arrivée en terre promise se solde souvent par de nouvelles difficultés : échapper à la police, trouver des papiers, être le jouet de l’administration, comme le vit Samba dans le roman éponyme Samba pour la France, de Delphine Coulin[14]. Cette description de la misère du migrant incapable de s’intégrer, malgré sa volonté et malgré l’image positive qu’il a du pays d’accueil met à mal la question de la citoyenneté et des valeurs de la France et d’autres pays d’Europe, montrant les logiques politiques incompréhensibles et le recul des notions fondamentales de respect des droits de l’homme, de liberté et d’égalité.

Nous explorerons donc cette figure du réfugié[15] dans les romans, la poésie, le théâtre et le cinéma contemporains à destination des adultes et des enfants, en France et en Europe, en nous intéressant à plusieurs questionnements qui sont loin d’être exhaustifs.

Plusieurs axes nous paraissent pouvoir être explorés :

-la question de l’écriture du voyage : la migration renouvelle l’image traditionnelle du récit de voyage, comment la narration permet-elle de revisiter le topos du récit de voyage pour en faire un récit de l’errance, du déplacement, placé sous le signe du tragique ? Dans quelle filiation littéraire se place-t-on ? Quel héritage et quels écarts par rapport à celui-ci peuvent être perçus dans les nouvelles écritures contemporaines ?

-le motif marin : le migrant doit franchir la mer, comment ce motif traditionnel est-il revisité ? Quelle mer est décrite : matrice sacrificielle, tombeau, profondeur abyssale, image du naufrage, des corps échoués sur le sable[16], la mer se décline sur un mode nouveau où poétique des corps et thématique du naufrage crée des figures contemporaines du tragique

-la question féminine : que vivent les femmes en contexte migratoire ? Particulièrement vulnérables sur les routes de l’exil, elles subissent d’innombrables violences. Exposées à une triple discrimination : de genre, de classe et ethnique, elles s’engagent pourtant dans le défi de leur émancipation, accompagnées d’enfants dont elles ont la charge, engagées dans des travaux qui les esclavagisent. Entre résignation, vengeance et désir de vivre, les portraits de femmes combattives nous interrogent sur leur capacité à la résilience.

-la question linguistique et sémantique : comment sont nommés ces réfugiés, ces sans-noms, souvent voués à un anonymat tragique ? Réfugiés, harragas, migrants, exilés, déplacés, immigrés, immigrants, voyageurs, rescapés, clandestins, quelle nouvelle sémantique permet de définir leur statut ? Comment le roman et les autres arts poétisent cette sémantique, comment le langage invente-t-il de nouvelles formes chargées de rendre au plus près la condition humaine du migrant ?  

-la question de l’esthétique de l’écriture littéraire et filmique : réalisme, poésie ou tragique ? Quels arcanes stylistiques, quels courants littéraires et cinématographiques sont perceptibles dans l’écriture contemporaine qui évite tout lyrisme pour se concentrer sur la réalité crue ? Quels choix esthétiques ? Dans quelle mesure les romans, les pièces de théâtre et les films sur la migration renouvellent-il le genre romanesque et cinématographique, oscillant parfois entre nouvelle et écriture théâtralisée ?

-la question du tragique contemporain : quelles figures et formes du tragique sont perçues dans la fiction contemporaine ? La question du héros tragique voué au désespoir et à la mort hante les écrits romanesques, comme si le héros moderne était désormais un Don Quichotte à la fois solitaire et toujours inscrit dans une dimension collective. Il n’y a plus d’individus, femmes, hommes ou enfants, mais une masse grouillante qui appelle l’anonymat et la désincarnation humaine.

-la question politique dans l’écriture nous semble indéniable : quelle écriture idéologique accompagne ces œuvres ? Comment le roman, la pièce de théâtre ou le film se fait le lieu de la dénonciation ? Par quelles analogies, par quelles descriptions, indignations et discours sur les valeurs ? Quels sont les adjuvants des migrants et quels discours portent-ils sur la société ? La question des frontières reste toujours un sujet romanesque et cinématographique et les descriptions des camps de réfugiés aux univers carcéraux, des marches des migrants, des bidonvilles, de l’insalubrité, de la faim, les réactions de soutien et de solidarité mais aussi les réactions de haine et de rejet rappellent d’autres époques où l’exploitation humaine, la stigmatisation de certaines populations et la haine ont conduit à des folies meurtrières.  

-la question éducative et ses enjeux en termes didactiques et pédagogiques : comment l’institution scolaire se saisit-elle des problématiques déclinées ci-dessus, dans un contexte où un nombre croissant d’enfants et adolescents migrants se trouvent scolarisés dans les établissements scolaires français et européens ? Quelle prise en compte de l’identité culturelle et linguistique de ces enfants et adolescents, pour quelle intégration effective ? Quelles sont les représentations construites par l’institution elle-même et ses acteurs (enseignants, encadrants éducatifs…) qui peuvent interférer dans  le processus d’intégration ? Quelle formation à l’altérité en direction des élèves, eux-mêmes travaillés par des représentations du migrant plus ou moins conscientes, construites le plus souvent en dehors du cadre scolaire ? Il s’agira donc d’examiner dans quelle mesure littérature, théâtre et cinéma peuvent constituer des ressources didactiques au service d’une affiliation des enfants et adolescents migrants à la culture du pays d’accueil, et selon quelles modalités. Parallèlement, on s’interrogera sur les différentes formes d’appui que littérature et cinéma de la migration peuvent constituer dans la perspective d’une formation à la citoyenneté et d’une ouverture à l’altérité de tous les élèves.

Nous inciterons les contributeurs à se pencher sur des corpus variés de romans contemporains, de films, de littérature de jeunesse, de théâtre et de poésie.

Les propositions sont à envoyer au plus tard le 31 mai à l’adresse suivante : colloque.migration.caen.2019@gmail.com

Retour des avis fin juin – programme définitif en septembre.

Modalités pratiques

Le colloque se déroulera sur trois jours à l’Université de Caen-Normandie les jeudi 21, vendredi 22 et samedi 23 novembre 2019. Un deuxième volet du colloque aura lieu à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté à l’automne 2020.

La publication des actes se fera dans la collection « Voix de la Méditerranée » des Edizioni Universitarie Romane.

Frais d’inscription : 20 euros (les membres de l’Institut International Charles Perrault à jour de leur cotisation seront exonérés des frais d’inscription)

Organisateurs du colloque :

Anne Schneider (MCF en Langue et littérature françaises) : anne.schneider@unicaen.fr ; Magali Jeannin (MCF en Langue et littérature françaises) : magali.jeannin@unicaen.fr ; Yann Calvet (MCF en études cinématographiques) : yann.calvet@unicaen.fr ; Marie Cleren (Docteur en littérature comparée) : marie.cleren@unicaen.fr

Axes du Laslar EA 4256 : Axe 3 :« Territoires de la fiction », Axe 4 : « Ecriture de l’image », « Axe transversal : Didactique de la littérature »

Comité scientifique :

Kodjo Atikpoé, Professor, Mémorial University of Newfoundland, Canada

Marie-Hélène Boblet, PR Université de Caen

Véronique Bonnet, MCF Paris 13

Virginie Brinker, MCF Université de Bourgogne 

Yann Calvet, MCF Université de Caen

Marie Cleren, Docteur en littérature comparée Université de Caen

Christophe Damour, MCF Université de Strasbourg

Dotoli Giovanni, PR Université de Cagliari, Italie

Corinne Grenouillet, PR Université de Strasbourg

Magali Jeannin, MCF Université de Caen

Claire Lechevalier, PR Université de Caen

Bettina Kümmerling-Meibauer, PR Dr.Université de Tübingen, Allemagne

Chantal Meyer-Plantureux, PR Université de Caen

Natalie Noyaret, PR Université de Caen

AMarie Petitjean, MCF, Cergy-Pontoise

Anne Schneider, MCF Université de Caen

Marie-Josée Tramuta, PR Université de Caen


[1] Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes, Gallimard, 2009.

[2] Laurent Gaudé, Eldorado, Actes Sud, 2006.

[3] « Nulle part en France » Documentaire de Yolande Moreau, Arte, 29/03/2016 rediffusion le samedi 20 août 2016, 18 h 50 , http://info.arte.tv/fr/refugies-calais-et-grande-synthe-en-france, consulté le 24/04/2017. Voir la critique : television.telerama.fr/television/regardez-nulle-part-en-france-le-documentaire-de-yolande-moreau-sur-la-jungle-de-grande-synthe,140499.php , consulté  le 24/04/2017

[4] Maylis de Kerangal, A ce stade la nuit, coll. Minimales, Gallimard, 2015

[5] Natacha Appanah, Tropique de la violence, Gallimard, 2016.

[6] Maryline Desbiolles, Lampedusa, coll. Médium, Ecoles des Loisirs, 2012.

[7] Jean-Christophe Tixier, La Traversée, Rageot, 2015.

[8]Orianne Charpentier, Rage, Scripto Gallimard, 2017

[9]Anna Kuschnarowa, Kinshasa Dreams, coll. Encrages, La Joie de lire, 2016

[10] Annelise Heurtier, Refuges, Casterman, 2015.

[11] Kebir Ammi, Feuille de verre, Scripto, Gallimard, 20

[12] Voir la bibliographie de Claire Hugon dans son mémoire de master 1, dir. S. Servoise, Université du Maine, « La représentation des sans-papiers en littérature pour la jeunesse : un engagement contemporain ? » et son article : « Nous sommes tous des sans-papiers ! Ou la représentation des sans-papiers en littérature pour la jeunesse » http://www.cnt-f.org/nautreecole/?Nous-sommes-tous-des-sans-papiers, consulté le 24/04/2017.

[13] Catherine Mazauric, Mobilités d’Afrique en Europe, Récits et figures de l’aventure, Karthala, 2012, 389 pages

[14] Delphine Coulin, Samba pour la France, Seuil, 2011.

[15] Vu également par ceux qui l’aident, avec par exemple L’opticien de Lampedusa, Emma-Jane Kirby, Equateurs, Paris, 2016 ou Jours d’exil, Juliette Kahane, L’Olivier, 2017.

[16] Voir la symbolique du corps sans vie du petit Aylan, enfant syrien rejeté sur une plage de Turquie, article du journal Le Monde, cultures et idées, Philippe Dagen« Le massacre des innocents », samedi 12 septembre 2015, page 8

COMPTE RENDU

 
 



Colloque international : L’écriture de la migration dans la littérature et le cinéma contemporains pour adultes et pour enfants :

 frontières, passages, errances et figures du tragique

du 21 au 23 novembre 2019, 

Université de Caen-Normandie-Inspé de Normandie-Caen, Institut International Charles Perrault, MRSH de l’université de Caen  

Anne Schneider, Magali Jeannin, Yann Calvet, Marie Cleren

Le flux ininterrompu des migrations contemporaines pose, de façon cruciale et récurrente, des interrogations vitales sur notre humanité en marche. Réfugiés climatiques, migrants économiques ou fuyant des guerres et des génocides meurtriers, naufragés de la Méditerranée, apatrides, exilés, ces figures aiguës des crises mondiales de notre planète heurtent notre conscience de l’altérité, nos valeurs, nos  idéologies, notre tolérance, nos démocraties. 

Le colloque « L’écriture de la migration dans la littérature et le cinéma contemporains pour adultes et pour enfants : frontières, passages, errances et figures du tragique » qui s’est déroulé à l’Université Caen-Normandie, la MRSH et l’Inspé Normandie-Caen du 21 au 23 novembre 2019, soutenu par l’Institut International Charles Perrault a tenté d’analyser ces migrations contemporaines en prenant comme champs disciplinaires le théâtre, le cinéma, la littérature contemporaine, la littérature de jeunesse afin d’examiner la sémantique, les images, les métaphores, les mots, les espaces pour parler de ces invisibles, de ces humains en errance, de leurs projets, de leurs vies, de leurs inscriptions provisoires ou définitives dans un pays européen, sur un sol qui ne les désire pas, dans des conditions d’une effrayante précarité.

Réunissant trente-trois communications dont douze sont le fait de chercheurs à l’international (Djibouti, Canada, Madagascar, Belgique, Italie, Allemagne, Espagne, Grèce), sans compter les tables rondes où ont débattu cinéastes, hommes de théâtre et membres de diverses associations locales, l’équipe réunissant quatre chercheurs du LASLAR, Anne Schneider, Yann Calvet, Magali Jeannin et Marie Cleren, a su relever le défi de cette réflexion commune sur les migrations. D’ores et déjà, un deuxième volet à ce colloque  est prévu à Dijon les 26 et 27 novembre 2020 sous la houlette de la francophoniste Virginie Brinker.

La première matinée (jeudi 21 novembre) a été ouverte par une conférence inaugurale du poète et homme des lettres, Giovanni Dotoli qui a évoqué la dimension humaine et humaniste de la poésie, capable de prendre en compte l’altérité. S’appuyant sur Emmanuel Levinas, il nous a rappelé que le poète est celui qui développe un lien avec l’autre qui a quelque chose de transcendant. La poésie repose la question de l’immanence et du « rapport avec l’autre homme », pour reprendre Levinas. Cet acte de paix et ce sentiment de fraternité prennent alors leur valeur totale dans et par la poésie. (Conférence filmée : voir la forge numérique de la MRSH université de Caen : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/6422)

Les communications suivantes ont permis d’évoquer la confrontation entre utopies et réalités, en particulier dans les régimes de figuration où la vision de l’accueil du migrant, dans un idéal d’hospitalité, est en inadéquation avec leur réalité. La question sémantique s’est trouvée abordée sous les distinctions des termes d’alien, d’étranger et de migrant. (Khalil Khalsi) 

Ana Isabel Labra Cenitagoya, quant à elle, explique que la littérature de la migration va jusqu’à un traitement de la question sous la forme de l’utopie. La littérature s’oppose à l’action, ce qui permet de comprendre la détresse du migrant. L’utopie suppose de faire un choix et d’être libre. 

Afin d’aborder le théâtre, un ensemble de partenaires institutionnels (Théâtre de la Renaissance, Cie du phénix) proposait une discussion autour de la banalisation du racisme, de la volonté d’une universalité, par des mises en scènes très dépouillées, propres au théâtre du réel, convoquant la figure du migrant pensé dans la relation à l’autre. L’exemple d’Ulysse a également été abordé dans le cadre d’une mise en scène qui confronte notre imaginaire collectif d’Ulysse le voyageur à Ulysse le migrant. 

L’après–midi s’est déroulé sous la forme d’ateliers. L’un a permis d’aborder des sphères géographiques différentes : d’un côté, l’Italie, avec les bandes dessinées et les romans de Laurent Gaudé et de l’autre côté, l’île de Mayotte.

Monica Venturi Delporte insiste sur le fait de la nécessité en Italie de raconter la migration et elle précise que les valeurs citoyennes portées par les bandes dessinées le sont autant pour les enfants italiens que pour leurs parents. 

Quant aux romans de Laurent Gaudé, Christine Frotin-Bouilly relatent comment ils organisent une onde de choc dans l’espace et dans le temps. Le migrant est un individu qui lutte, un être humain volontaire qui n’a pas peur du risque. La description méliorative qu’en fait Laurent Gaudé se place dans le « faire-savoir ». Face à un « nous » effacé, selon Marielle Macé, il reste l’initiative individuelle, dans un système plurivocal dans et en écho de la complexité humaine. 

Rémi Armand Tchokothe explique, en étudiant des auteurs de Mayotte, sous la forme d’ethnographie littéraire, la géopolitique mondiale et développe le concept de décolonité. 

Le deuxième atelier a montré la richesse des ateliers d’écriture créative menée avec des étudiants en langue française à l’université de Thessalonique par Polytimi Makropoulou. A partir de photographies de la migration publiées par des journalistes, les étudiants ont exploré la façon de dire et d’écrire cette expérience vécue à travers la photographie. 

Dans un tout autre contexte, Kathleen Gyssels a montré la richesse du microcosme littéraire réuni au Moulin D’Andé, en Normandie, dans l’Eure, à trente kilomètres de Rouen, plaque tournante et refuge de toutes les diasporas d’après-guerre qui a été un lieu fructueux d’échanges et d’influences littéraires de la transmigrance entre de nombreux intellectuels en migration.

 Enfin, Lila Amrous a rappelé, à partir d’un corpus engagé de deux recueils de collectifs d’auteurs, parus en 2018, réunissant les productions d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels pour mettre en récit des histoires singulières de la migration contemporaine : Au Cœur de l’errance et Osons la Fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants sous la direction de Patrick Chamoiseau et Michel Le Bris, comment se construisait une poéthique active de la migration.  

L’après –midi s’est clôturée par la rencontre avec l’écrivain, poète, slameur Marc Alexandre Oho Bambe auteur de Les lumières d’Oudja ne s’éteindront jamais et Le Chant des possibles, qui s’est déroulée sous la scansion de ses textes, moment de partage littéraire unique offert à tous. Marc Alexandre a évoqué notamment la liberté d’avoir « la terre comme village pour faire société, faire peuple ». On peut retrouver cette conférence filmée et ses lectures sur le site de la forge numérique de la MRSH de l’université de Caen : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/6405.

La conférence de Georges Banu, dramaturge, a consisté à définir l’exil versus la migration. L’exil est une expérience individuelle, différente de la migration qui est forcément tragique. L’exil est une conviction qu’on peut s’accomplir ailleurs, alors que la migration ne relève pas d’un choix. Dans le contexte actuel, l’exil implique un départ sans retour. Dans la discussion, l’expérience du dramaturge qui dirige une troupe d’acteurs venus d’ailleurs, met en question l’acteur comme double de l’écrivain qui ne peut s’accomplir pleinement s’il ne se situe pas dans la langue première.  

La journée s’est clôturée par un spectacle théâtral présenté à la MDE intitulée Migraaaants On est trop nombreux sur ce putain de bateau, mis en scène par Françoise Labrusse. 

La journée du vendredi 22 novembre était consacrée à la littérature de jeunesse. Monique Noël-Gaudreault a présenté une communication sur un roman Rohingyas d’Elisabeth Turgeon sous l’angle du réalisme de la situation des migrants qui permet de « décrypter le grimoire social » et où la parole des personnages est une résistance polémique. 

Alexandra Zervou a fait un rappel historique concernant la mer Méditerranée, vue traditionnellement comme une barrière entre les Grecs et les Barbares. A travers la relecture des classiques au miroir de l’actualité, la littérature de jeunesse offre des résurgences de mythes qui permettent d’apprivoiser une réalité complexe. La mémoire historique se réinvente derrière l’idée que nous sommes tous des réfugiés. 

Euriell Gobbé-Mévellec rappelle que la littérature de jeunesse migrante est par nature mobile et se fixe dans une forme hybride : l’album amicorum. Les récits migratoires ne peuvent se cristalliser sur un voyage, car il s’agit plutôt de non-voyages. On note également l’absence de plurilinguisme dans la littérature de jeunesse migrante. 

Sylvie Dardaillon explore l’univers d’Ahmed Kalouaz, auteur issu de l’immigration algérienne, qui explore dans une trilogie familiale la mémoire intime autour de son père, sa mère, sa sœur, en l’articulant autour de la mémoire collective de l’immigration. Cette maturation par l’écriture lui permet de se construire comme écrivain dans une genèse intime. 

L’après–midi, un premier atelier s’est interrogé sur les dits et non-dits de la migration dans la littérature de jeunesse. Ainsi, Marianna Missiou, à travers des albums muets, a cherché à montrer comment l’image explore la question du mouvement migratoire qui permet d’envisager la migration comme un passage naturel de l’humain, qui n’est finalement qu’un homo migratus.

 Ces œuvres muettes font la part belle à l’illustration et à l’engagement émotionnel du lecteur. Patricia Mauclair, à partir d’un corpus d’albums espagnols, analyse à l’aide de notions comme le réalisme et le pathos l’universalité de la migration et la souffrance des enfants migrants. 

Laurianne Perzo, quant elle, utilise le théâtre, qui permet la distanciation, comme vecteur d’imaginaires qui transfigure la réalité et devient une arme pour résister. Les auteurs sont les passeurs d’une conscience politique qui trouve plus facilement son expression dans le théâtre. 

Le deuxième atelier était centré sur le cinéma avec trois communications sur la figure du migrant au cinéma. 

Yann Calvet a évoqué le film de Philippe Faucon Amin (2018) fondé sur la rencontre d’une femme française Gabrielle et d’un immigré sénégalais, Amin, rencontre qui mêle deux fragilités et deux solitudes sur la toile de fonds du milieu des ouvriers de chantier, usé par la réalité dure et exténuante de leur travail. Le réalisateur tisse un ensemble de plans-séquences qui font résonner cette misère de l’exploitation humaine et du travail, adossée à la condition aggravante de l’immigré. 

  Delphine Robic –Diaz a proposé dans une analyse des programmes de courts-métrages animés comment la crise migratoire se trouve représentée par des récits d’enfants et pour des enfants de 9 à 12 ans. A travers un.e petit.e heros-héroïne qui va subir toutes les étapes de l’exil, il va falloir trouver les moyens de comprendre les profondeurs de l’inimaginable tout en restant à hauteur d’enfant. Sous des formes naïves, très colorées, et simplifiées, l’enfant subit une dis-location qui fait du récit d’exil sous son regard exhorbité une épreuve et non un voyage. 

Alice Letout analyse deux films du grand cinéaste finnois Aki Kurismaki qui a toujours parlé en creux dans ses œuvres d’exil et de migration, croisant son regard sur la ville et l’urbanité, sur les marginaux et les rejetés de la société. Dans ses deux derniers films, Le Havre, 2011 et L’Autre Côté de l’espoir, 2017, Kaurismäki met l’accent sur le principe de solidarité pour garder dignité et force. Il témoigne de la réalité migratoire incarnée par les démarches administratives, mais essaye de donner figure à ses personnages, adoptant une position politique jouant sur le hors –cadre. 

La table ronde  mettait l’accent sur la migration en contexte scolaire du point de vue de ses enjeux et de la construction de la citoyenneté, à partir de corpus variés. 

Agnès Girard, à partir du prix UNICEF de littérature de jeunesse, qui avait pour thème en 2018 « Réfugiés et migrants : du déracinement à l’exil », a examiné le corpus sélectionné pour le prix. Une typologie se dégage : le migrant, un personnage comme les autres, les causes du départ (intempéries, conflits, abandon), avec l’importance de l’image de la valise, le voyage (les frontières, les conditions du voyage, le pays fantasmé, l’accueil controversé). Elle a également relevé les procédés littéraires identiques d’un album à l’autre, l’anonymat des personnages, l’humour pour dénoncer et interroger, grâce au décalage entre textes et images. 

Morgane Le Meur, à partir d’un corpus littéraire et médiatique (un journal télévisé de Mayotte, un extrait vidéo du Sénat, le roman Anguille sous roches d’Ali Zamir) a exploré le fait médiatique à l’aune de la littérature, à la fois comme prélude à la connaissance du contexte mahorais et comme lecture décalée par rapport aux propos galvaudés et stéréotypés sur la migration. Elle conclue que l’école n’est pas un lieu en dehors de la réalité. La compréhension de la migration fait partie des objectifs du parcours citoyen de l’élève.  

Marjorie Jung interroge, à partir des œuvres de Patrick Chamoiseau et d’Emmanuel Mbolela, Frères migrants et Réfugiéle rapport qu’entretiennent les écritures de la migration – dans leur réalité protéiforme – et le principe de déterritorialisation. Elle montre de quelle manière le passage de la voix à l’écriture, comme poétique vitale, instaure la possibilité même d’une Relation. Il est possible de soutenir l’idée que les écritures de la migration participent à une forme de conversion : celle d’une esthétique du tragique à un principe de la Relation. 

Franck Hivert, à partir de son expérience d’inspecteur et du groupe de travail académique qu’il anime sur les élèves allophones et à besoins particuliers pour le lycée professionnel, a étayé les propos des intervenantes par des exemples issus du milieu scolaire, en termes d’enjeux d’intégration et d’apprentissages adaptés autour d’un accompagnement personnalisé.  

La soirée a proposé la projection du film documentaire La Mécanique des flux, réalisé par Nathalie Loubeyre et produit par Eric Jarno. Le film montrait d’une façon implacable la tragique condition des migrants. Les images tournées à la frontière de la Hongrie et du Kosovo, ont révélé la longue marche des migrants et leur ténacité à toujours retenter le passage des frontières. L’immersion au milieu de jeunes hommes migrants a permis de montrer un monde à part, où les jeunes, dans un immeuble délaissé, avaient récréé un microcosme misérable en attendant de pouvoir passer une frontière. 

Le colloque s’est prolongé le samedi matin 23 novembre par une entrée sur la filiation avec la littérature francophone pour retracer la circulation des imaginaires de l’exil. 

La conférence d’AMarie Petitjean a croisé deux ouvrages, l’un pour adultes, l’autre pour enfants, autour de l’usage du « nous » dans le récit contemporain. L’usage du « nous » relève d’une identité narrative collective, il s’avère programmatique dans l’album d’Yvan Pommaux, Nous, notre histoire, et il se transforme en « il », s’individualise grâce au « je «  dans les bulles. Ensuite, les cartes de géographie remplacent le « nous » qui s’incorpore dans les illustrations, le « nous » revenant à la fin comme une morale conclusive pour parler de la notion de mélange. L’analyse du roman de Léonora Miano, La Saison de l’ombre,montre que le discours de la romancière retrace le « nous » comme affirmation de groupes sociaux culturels, sociaux et sexuels, mettant en place une polyphonie. Le récit se fait grâce aux femmes. AMarie conclut avec Le Clézio sur l’usage plus ponctuel du « nous » comme moteur de la création chez cet écrivain. 

Les intervenants tout justes arrivés de Djibouti : Ismane Omar Houssein et Idriss Daher, ont tous les deux évoqué les romans de Abdourahmen Waberi qui casse les codes du récit, faisant en sorte que l’utopie rencontre l’absurde. L’exil est lu par Waberi comme une exaltation de la fièvre migratoire tout en étant décrite comme une satire vengeresse de la société djiboutienne. Réussite et gloire riment avec migration, l’exil n’est pas une aventure à risque, mais un facteur d’ascension sociale. Dire l’exil, c’est être en ex-istence, selon Idriss Daher qui évoque les femmes, les personnages et les auteurs, seuls à même de pouvoir refonder une communauté.  

La suite de la matinée a été consacrée à la question de la mise en écriture des récits de vie de migrants. Marie-Odile Lainé a expliqué sa démarche de recueil des récits qu’elle a réunis sous le titre Rien de ce qui est humain ne m’est étranger (LSAA éditions, 2019). Avec tact et empathie elle a co-écrit les récits de seize migrants qui ont bien voulu revenir sur leur expérience.Difficile positionnement d’une accompagnante qui doit rester au plus près des faits et des ressentis de chacun. Les textes ont donné lieu ensuite à des lectures à voix haute et à divers projets artistiques à Caen. 

Léoncia Merveilles Mouloungui a comparé un corpus de littérature de jeunesse francophone : le roman Haïti Chérie de Maryse Condé, la bande dessinée Alpha, Abidjan-gare du Nord de Sandrine Bessora, le roman Célimène conte de fées pour filles d’immigrantes d’Edwige Danticat et la réécriture en bande dessinée de Tropique de la violence de Natacha Appanah. Elle a évoqué le concept de « société-monde », la question de la scénographie post-coloniale et les bigraphies, c’est-à-dire les auteurs qui écrivent aussi bien pour les adultes que pour les enfants. 

Clara Zgola, partant d’études urbaines culturelles livre, à propos de deux romans partiellement autobiographiques menés sur des enquêtes de voisinage, le livre de Juliette Kahane Jours d’exil et celui de Anna-Louise Milne 75, une réflexion où l’éthique relationnelle s’impose à travers le rôle joué par la part documentaire dans la fiction. 

La conclusion de la table ronde a permis de synthétiser la question du dire : quel discours réinventer pour énoncer le migrant ? quel public visé ? Un public enfantin qu’il faut ménager et qui est pourtant le plus à même de s’emparer de ces questions. Comment le discours sur la migration se frotte aux frontières de la littérature, du social et de l’ethnologie ? 

Virginie Brinker  a annoncé le deuxième volet de ce colloque qui aura lieu à Dijon le 25-26 novembre 2020 : « Accompagner la migration : des représentations à l’action » Le colloque sera davantage ancré sur des problématiques scolaires et d’accompagnement. 

Compte-rendu établi par Sophie Blanco-Vicente et Anne Schneider

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